La coopération au développement laisse parfois ( souvent?) un goût acide

Si vous me connaissez bien  et si vous vous lisez depuis un moment, vous savez déjà que j’ai une histoire ambiguë au monde de la coopération au développement et de l’aide internationale. Les mots « coopération » et « aide » devraient faire référence à des aspects positifs, une collaboration entre les peuples, une solidarité. Et pourtant même avec les plus belles intentions, le système mis en place, « l’industrie » de la coopération au développement me laisse un goût amer et acide.

La semaine dernière, j’ai vécu une expérience qui n’a fait que renforcer le côté acide de ma relation à la coopération au développement. Un exemple illustrant comment de belles intentions enjoncées et coincées dans un système rigide laissent  un sale goût après leur passage.

Une de mes activités professionnels principales ici, à Bobo-Dioulasso, c’est écrire des projets  ( de développement, culturel, d’entreprise) pour les autres. Il y a quelques mois, en janvier pour être précise, une dame, que j’apprécie bien et qui développe des projets culturels pour les femmes artistes, vient me voir : elle a un projet pour compléter les activités de la deuxième édition de son festival et elle a trouvé deux appels à projets qui semblent correspondre. Après analyse, on se décide à répondre à un des deux.

Selon le texte de l’appel, notre projet doit durer 4 mois sans préciser la période, et peut monter jusqu’à 12.000.000 de frcs CFA ( 18.000 €). Je n’arrive pas à obtenir le laissez-passer pour le formulaire en ligne mais à 4 jours de la date limite de dépôt, je reçois le formulaire en format Word. Du coup, on dépose.

Flashforward, il y a deux semaines (mi-mars). Mardi soir, tard , je regarde mes emails et voit un mail  (reçu à 20h40, ils travaillent tard ces gens) nous annonçant que nous avons été pré-sélectionnés (bonne nouvelle !), que nous devons corriger notre dossier sur base de leur recommandations  d’ici le jeudi à 15h ( c’est court comme délai) et leur renvoyer budget et plan de travail ( que j’avais déjà envoyé en janvier.)  Par ailleurs, ils demandent une séance de travail la semaine qui suit…

 L’initiatrice du projet est à l’étranger, que cela ne tienne. Nous réussissons à nous appeler, les recommandations ne sont pas nombreuses. J’envoie les quelques corrections et elle me donne les contacts du reste de l’équipe restée à Bobo pour organiser la séance de travail.

Le vendredi matin, je suis avec le reste de l’équipe mais toujours pas de nouvelles des bailleurs. J’appelle le numéro  trouvé en signature du mail : il faudra prévoir deux jours pleins de travail mais il nous revient avec les jours. C’est le vendredi à 18h que nous apprendrons que nous devons consacrer le lundi et le mardi entiers à leur séance de travail, faisant fi de tout programme autre que nous aurions pu avoir.

Lundi matin, l’équipe venue de Ouagadougou arrive avec une heure de retard ( ils arriveront avec 1h30 de retard le lendemain) et nous annonce l’ordre du jour. Ils veulent retravailler le dossier, le budget, le plan de travail ; nous faire passer une auto-évaluation sur nos capacités et récolter une liste interminable de documents.

vue depuis notre salle de travail… au moins la vue vaut la peine

Lors de ces deux jours de travail :

– Je me rends compte que ils n’ont pas reçu les corrections que j’ai envoyé pour le jeudi précédent, ni le budget, ni le plan de travail et n’ont pas lu l’entièreté du dossier

– Ils veulent ajouter des activités à notre projet dont une activité avec leurs partenaires officiels (partenaires officiels que l’initiatrice et moi avions écartés les sachant: lents, bloquants dans les initiatives et corrompus) sans se rendre compte ( parce que c’est une autre personne qui est responsable de cet aspect) que notre budget est déjà proche de la limite autorisée.

– Ils vont chercher à reformuler le projet afin que celui-ci entre dans leurs indicateurs ( pas les nôtres qu’ils ont pourtant pré-sélectionnés mais les leurs)

– Ils aiment vraiment notre projet et cherchent à le soutenir mais la seule manière dont ils peuvent le soutenir est de le tordre pour le faire rentrer dans les cases de leur supérieur. Et plutôt que faire du plaidoyer auprès des supérieurs, il est plus simple de changer le projet de terrain.

– Ils vont à plusieurs reprises, pousser à écrire non pas des mensonges mais des formulations floues «  pour que ceux d’en haut soient d’accord mais que vous puissiez faire ce que vous avez prévu ».

– Ils n’ont pas lu le plan de travail  et donc le calendrier et voudraient en dépit de notre disponibilité que l’on commence le projet dès maintenant parce que «  voyez vous , nous-même , nous sommes pressés par le temps, nous devons clôturer en juin ». En accord avec l’initiatrice du projet, c’est là que je mets une limite : soit vous acceptez que nous commencions en octobre, soit on ne le fait pas. Faire le projet de manière précipitée serait courir à l’échec. Je vois à la figure de mes interlocuteurs qu’ils sont d’accord avec moi mais cela ne les arrange pas du tout. «  On  va essayer que si l’engagement est signé avant juin, on puisse faire plus tard mais ça doit obligatoirement être clôturé en décembre »… Le projet initial est lié à un festival qui se déroule en mars de l’année suivante.

– Ils voudraient diminuer le budget de moitié, du coup suppriment des activités. Aucune activité liée au festival ne sera retenue («  mais il y aura d’autres appels, ce n’est qu’un début » nous disent-ils se voulant rassurant).  Ils diminuent également la prise en charge de femmes vulnérables devant venir en formation de 5.000 Frcs par jour à 2.500 Frcs. Quelques heures auparavant lors de la budgétisation de l’activité de lancement officiel ( voulue par eux et qui au final ne sera pas retenue non plus), ils budgétisent la prise en charge de transports des invités officiels : 5.000 Frcs par personne  et 15.000 pour le parrain de la cérémonie. Ainsi des fonctionnaires bien payés, invités à une cérémonie de quelques heures peuvent être payés 5.000 Frcs , des dames vulnérables qui doivent se déplacer et abandonner leurs activités de la journée pour participer à une formation n’ont droit qu’à 2.500 Frcs.

– Si l’initiatrice du projet partage ma frustration , l’équipe restée sur place dit « oui », « oui, oui si c’est ça que vous pouvez donner , on peut le faire »… Ne voyant que la possibilité d’avoir un peu d’argent quitte à compromettre la qualité du projet. Or , pourtant, on sait que si le projet échoue à cause des conditions draconiennes imposées, ce ne seront pas ces conditions qui seront pointées du doigt mais bien l’association de terrain qui n’avait pas les compétences, et aura mal géré.

– L’auto-évaluation prévue consiste à remplir une centaine de cellules d’un tableau Excel à moitié traduit de l’anglais et adapté du monde de l’entreprise… Notre association composée de bénévoles ne correspond pas à beaucoup des cases à cocher. On voit ce tableau à pas de courses…pas pour moi, les bailleurs ont bien compris que je maitrisais peut être même mieux qu’eux ce genre de tableaux mais pour le reste de l’équipe… Mais en 30 minutes, à 14h sous la tôle chauffée et par 40° en plein jeûne du Ramadan, je ne pense pas que l’équipe soit sortie très renforcée.

Au final, j’ai travaillé plus de 18 heures la semaine passée pour remplir leur exigences. Le reste de l’équipe également en cherchant tel ou tel document, tel factures proforma, etc… L’association est bénévole, non payée. Nous avons fourni la salle de réunion, le projecteur. Le carême et le ramadan mêlés ont servi de bonne excuse pour ne pas avoir à fournir le repas. L’équipe des bailleurs est payée, logée à l’hôtel, son transport est pris en charge et chaque membre reçoit très probablement des frais de mission par jour.

Comment on arrive à un tel état des choses?

Comment , alors que, j’en suis certaine, l’équipe du bailleur venue de Ouaga était sincère dans sa volonté de nous accompagner , en arrive-t-on à ça : deux journées menées au pas de courses, une sale impression d’être utilisé pour leur dessein et non pour le bien du projet, des exigences qui dépassent, et les capacités de l’association de terrain, et la proportionnalité avec le montant du projet ?

 J’ai fait mes recherches. Nous avons postulé à un projet financé par une grande agence nationale de développement d’une puissance occidentale. La mise en œuvre de ce projet a été confié à une entreprise de consultance  (oui, vous lisez bien «  entreprise » dans le sens  « structure qui recherche le profit » et non « association » ou « entreprise social » qui recherche l’impact social positif) enregistrée sur le territoire de la même puissance occidentale.  Selon des chiffres rassemblés par « Unlock Aid », une association militante américaine, 90% des fonds de USAID ( l’agence de développement des Etats-Unis ) sont ainsi capturés par des agences de consultance basée à Washington.   (Merci Kevin- L-Brown sur LinkedIn pour le post sur le sujet).

Cette boite de consultants à une représentation nationale au Burkina Faso, bureau national qui doit fonctionner selon les règles du « siège » comme le répèteront à maintes reprises nos interlocuteurs. Les représentants nationaux vivent à la capitale , avec ( et je l’espère sincèrement pour eux) des salaires qui correspondent. Ils sont donc éloignés de la réalité de Bobo-Dioulasso ( contrairement à Ouaga, il est impensable à Bobo de n’inviter qu’un seul chef coutumier), éloignés de la réalité du monde culturel , des réalités d’une association de bénévoles . Et pourtant, leur propre hiérarchie ne leur laisse ni le temps ni la possibilité de se familiariser avec ces réalités. Bien qu’ils aient une équipe de points focaux dans la ville de Bobo-Dioulasso, la dame qui en fait partie n’a pas pipé mots lors de nos deux jours de travail : elle n’est là que pour vérifier que l’association de terrain répond aux exigences de la boite de consultance pas pour faire remonter ou adapter les règles arbitraires à la réalité de terrain.

Les consultants burkinabè sont pressés par les règles et les délais du « siège ». La boite de consultance est pressée par les indicateurs et les délais édictés par l’agence de développement. Et personne ne fait confiance ni n’écoute ceux qui sont sur le terrain ( quand ceux-ci osent s’exprimer). On se retrouve ainsi dans une approche complétement top-dow, vouée par manque d’écoute du terrain à des échecs à répétition et qui laisse un goût d’insatisfaction  à l’ensemble des participants.

Heureusement, je constate que des voix s’élèvent pour changer la manière dont l’aide et la coopération au développement est financé.

Des profils comme Kevin L Brown  et Degan Ali sur Linked In,  les associations comme Unlock Aid  et le mouvement Pledge for change  sont de bons indicateurs de changement vers un mieux.

la coopération, ça devrait ressembler à ça

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